LA CREATIVITÉ CHEZ LES JEUNES
Exposé présenté Taïb Kebe
Président de l'Association sénégalaise de
promotion des inventions et innovations (ASPI)
à un séminaire organisé par l'OMPI, l'OAPI et le Gouvernement du Bénin
(Cotonou, Bénin, janvier-février 1989)
I. INTRODUCTION
Tout au long de ce séminaire nous avons eu à débattre
d'invention, d'innovation et de créativité. Ces thèmes sont au centre de ce qui, dans
tout pays, conditionne l'évolution du bien-être des individus composant sa population,
quel que puisse être leur âge ou leur sexe.
Cependant, il ne serait guère étonnant, comme c'est
souvent le cas, que les différentes couches de la population selon leur âge, leur sexe
et leur fonction dans la société, soient très inégalement représentées dans ce
forum.
En effet, la plupart des débats portant sur des thèmes
d'intérêt général mettent en présence un public composé pour l'essentiel de
personnes adultes, de sexe masculin, ayant un niveau d'instruction au-dessus de la
moyenne.
Ceci tient au fait que cette catégorie de personnes,
même si du point de vue numérique est minoritaire, occupe une place prépondérante dans
la production et la diffusion des idées qui déterminent les attitudes et les
comportements de l'ensemble de la population. Elle joue un rôle privilegié dans la
définition et l'organisation des relations déterminant l'infrastructure et surtout la
superstructure de la communauté.
Ainsi, les autre catégories de la population, à savoir
les jeunes, les femmes, les viellards et les analphabètes, quelle que puisse être leur
importance numérique se trouvent en fait marginalisées.
Il est significatif à ce titre que les Nations Unies
aient institué une année internationale de la femme et une autre pour la jeunesse et
qu'il soit peu probable qu'elles instituent un jour une année internationale pour la
catégorie constituée par les personnes de sexe masculin ayant un niveau d'instruction au
dessus de la moyenne du pays.
On peut dire que toute année non spécialement dédiée
à une des autres couches de la population est une année ordinaire dédiée par
l'exercice du pouvoir réel à cette couche privilégiée de la population dont nous
venons de faire allusion.
Compte tenu de ces réalités, lorsqu'on parle
aujourd'hui de créativité en relation avec les jeunes, il est fondamental de mettre en
relief la place que ces deux notions occupent dans l'esprit, les préoccupations et la
hiérarchie des priorités de cette couche de la population qui diffusent l'essentiel des
idées qui dirigent le monde.
II. LA CREATIVITE ET L'ADULTE, DANS NOS PAYS
Si par l'acte de procréation les adultes transmettent
les caractéristiques physiques de l'espèce aux générations naissantes, c'est par
l'éducation, l'information et l'organisation générale des relations humaines qu'ils
modèlent l'esprit et déterminent le comportement et la manière d'être des jeunes et
par voie de conséquence le niveau de créativité de ces derniers.
Le degré de créativité des jeunes est une variable
qui est fonction essentiellement du comportement et de l'attitude des adultes par rapport
à la créativité en général.
A l'heure actuelle dans notre pays, comme dans presque
tous les autres pays, il ne fait pas de doute que l'esprit créatif et inventif est mère
de tout progrès.
Cette certitude cependant n'est guère suffisante pour
modeler les attitudes et comportements dans le sens d'une expression optimale des
facultés inventives et créatives.
L'attitude réelle des adultes par rapport à la
créativité n'est pas le reflet exact de la prise de conscience de l'importance et de la
primauté de celle-ci, qui en toute bonne fois, transparait dans l'unanimité des
discours.
Cette attitude est pour l'essentiel, fonction des
empreintes profondes que les relations avec l'environnement national et international ont
laissé dans l'inconscient de chaque individu.
Dans nos rapports avec l'extérieur, notre retard
technique et technologique, au lieu d'avoir un effet de stimulation sur nos facultés
inventives et créatrices, tend, au contraire, à constituer un facteur d'inhibition de
ces derniers.
En effet, devant le déploiement croissant des
potentialités inventives et créatrices des pays riches aboutissant au déversement dans
nos marchés de produits de plus en plus performants, il peut être tentant pour nous de
céder à la solution de facilité immédiate consistant à profiter de la créativité
des populations de ces pays, en faisant l'économie des efforts destinés à la mise en
oeuvre effective des facultés inventives et créatrices de notre propre population.
Lorsqu'il arrive que nous cédions à cette tentation,
les maîtres-mots deviennent alors: transfert de technologie, assistance technique,
importation de technique de pointe etc
Il en résulte que la concurrence sur les
performances techniques et économiques des entreprises et des administrations portera en
priorité sinon exclusivement sur les quantités et qualités des facteurs en provenance
de l'extérieur et résultant du dynamisme dans l'activité inventive et créatrice
d'autres pays.
Cette pratique n'est en fait que la marginalisation
sinon la disqualification de la créativité des nationaux comme facteur de progrès et sa
substitution par la créativité des habitants de pays étrangers.
Elle est le reflet d'une crise de confiance en soi dont
les causes résident principalement dans l'agression de l'inconscient individuel et
collectif des nationaux à travers les rapports de dépendance technique et économique
vis-à-vis des pays plus avancés.
Cette crise de confiance explique le fait que la
quantité d'efforts effectivement consacrés au développement de la créativité des
nationaux soient en retrait par rapport aux intentions généreuses et sincères des
discours qui résultent d'une réelle prise de conscience de la nécessité d'oeuvrer pour
le plein épanouissement de cette faculté.
Cette crise de confiance en soi nichée dans
l'inconscient collectif des adultes agit de manière défavorable sur le niveau occupé
par la créativité des jeunes dans la hierarchie des priorités.
Un investissement significatif dans la pression des
besoins de première nécessité implique un acte de foi qui ne peut trouver sa force que
dans la conviction intime qu'il ne saurait y avoir développement d'un peuple grâce au
seul génie créateur d'autres peuples.
Une telle conviction, à l'heure actuelle n'est pas
encore un acquis, elle ne peut être que le fruit d'une conquête, d'un effort long et
ardu dans le changement en profondeur des mentalités.
III. LES JEUNES DANS LES PREOCCUPATIONS DES
ADULTES
Si les obstacles d'ordre psychologiques entravant les
investissements dans la créativité en général étaient intégralement surmontés, le
problème de la créativité au niveau des jeunes en particulier n'en serait pas pour
autant, automatiquement résolus.
Il s'agit de savoir à quel niveau cette créativité se
situe dans la hierarchie des priorités, autrement dit, dans quelle mesure il est plus
rentable de consentir des sacrifices dans la créativité des jeunes plutôt que dans
celle des adultes déjà impliqués dans le processus de production.
La qualité de sacrifices consentis sur la créativité
des jeunes dépend non seulement de l'idée qu'on se fait de la créativité en général
mais aussi de l'idée qu'on se fait des jeunes en particulier et de la place qu'on leur
donne effectiviement dans le processus de développement.
Ici également, si l'avis est unanime que les jeunes
d'aujourd'hui seront les moteurs du développement de demain, l'examen attentif des faits
révèle des réalités souvent en contradiction avec cet avis.
En effet, la vie d'un jeune très souvent, est
considérée par l'adulte assurant sa tutelle, comme une zone d'expression de sa propre
autorité ou même voire de ses fantasmes. L'enfant et l'adolescent ne sont pas
considérés dans leur personnalité propre, avec des facultés propres auxquelles il
convient de donner les meilleures chances possibles d'épanouissement. Sa vie, ses
réactions sont perçues comme un miroir qui doit refleter à l'adulte l'image que
celui-ci veut se faire de sa propre personnalité.
Aussi dans le cas de docilité excessive ou de manque
d'esprit d'initiative de l'enfant, le parent au lieu d'y voir les conséquences possibles
d'une inhibition de son esprit inventif et créatif, peut l'interpréter comme une
performance de l'ascendance et de l'autorité dont il cherche à meubler son caractère
pour le besoin de son propre équilibre psychologique.
C'est ainsi qu'il peut arriver que par souci de ne pas
dévoiler son ignorance ou pour éviter que ne soit abordé des sujets tabous, un parent
soit conduit à décourager le désir de connaître de son enfant en qualifiant de
curiosité malsaine ou de bétises les questions que celui-ci serait amené à lui poser.
Ce faisant, il étouffe un élèment fondamental de développement de sa créativité que
constitue la libre expression de sa curiosité naturelle.
Il arrive aussi souvent que l'orientation scolaire et
professionnelle de l'enfant soit décidée par les parents sans tenir compte des
impératifs de développement optimum des capacités propres et de l'épanouissement de la
personnalité de celui-ci. Ainsi l'éducation et l'orientation professionnelle de l'enfant
deviennent comme une sorte de camisole de fer qu'il endosse et qui, par la frustration
qu'elle peut entrainer est susceptible d'inhiber l'esprit créateur de celui-ci.
Par ailleurs, la réaction de l'adulte devant les
performances de l'esprit créatif de l'enfant peut s'avérer inadéquate.
Lorsque celui-ci à travers une idée ou un objet
manifeste son inventivité ou sa créativité, souvent cela ne suscite chez l'adulte qu'un
étonnement amusé, accompagné cependant d'une admiration plus ou moins grande de voir
l'enfant par sa performance se hisser à un niveau qui est normalement celui d'un adulte.
L'enfant inventif et créatif demeure ainsi au stade d'objet de curiosité qui étonne ou
amuse l'adulte sans que celui-ci n'ait une réaction de suivi et d'encouragement qui
puisse aboutir à un déploiement optimum de ses facultés dans l'intérêt de la
communauté dans sa totalité.
La jeunesse en général et l'enfance en particulier,
sont considérées à tort comme des périodes pendant lesquelles les facultés de
l'esprit de l'être humain sont frappées de débilité naturelle et normale devant
justifier sinon même impliquer la tutelle totale et entière de l'adulte sur l'enfant et
l'adolescent.
Dans toutes société ce sont les personnes adultes qui
par leurs pensées et leurs actions déterminent pour l'essentiel son évolution.
Cependant, on peut avancer à juste titre que toutefois
dans une société les jeunes sont considérés non comme éléments essentiels mais comme
éléments périphériques et secondaires d'un monde dont le centre est l'adulte, il en
résulte une marginalisation de fait de cette jeunesse. Cette marginalisation a pour
conséquence entre autres de réduire les efforts consacrés à la jeunesse en dessous de
ce qui est nécessaire pour garantir un développement optimum de ses facultés inventives
et créatrices, tout en tenant compte des moyens et matériels disponibles.
La prise de conscience de la nécessité d'encourager
les jeunes à mettre en valeur au maximum leurs capacités inventives et créatrices est
une condition nécessaire de développement de tout pays, mais elle n'est pas une
condition suffisante. Il faudrait en plus que soient identifé les voies et moyens par
lesquels il est possible d'agir de manière significative et positive sur les conditions
de mise en valeur des potentialités inventives et créatrices des jeunes.
IV. L'EDUCATION
Par l'éducation, on entend l'ensemble des influences
qui conditionnent les mentalités et par conséquent les attitudes et comportements des
membres d'une communauté en face des différents problèmes et situations auxquels ils
sont amenés à faire face.
Ces influences peuvent être les résultats plus ou
moins heureux d'une politique consciente et volontaire des membres de la communauté à
laquelle elle est destinée.
Elles peuvent aussi résulter des relations avec les
éléments extérieurs, dont la maitrise échappe plus ou moins aux membres de la
communauté qui subissent ces influences.
V. L'ENSEIGNEMENT
L'enseignement agit sur les jeunes tant par les
objectifs qu'elle vise que par les moyens mis en ouevre pour atteindre ces objectifs. Dans
notre pays les objectifs de l'enseignement ont changé depuis l'accession de celui-ci à
la souveraineté internationale.
L'enseignement colonial, dans ses objectifs, était
conçu pour perpétuer la spécialisation souhaitée par la colonisation dans laquelle
l'inventivité et la créativité doivent être un monopole exclusif du peuple
colonisateur. La réceptivité et le conformisme, cultivés à souhait chez les peuples
colonisés devraient faire de ces derniers des spectateurs admiratifs et passifs des
progrès conçus et réalisés exclusivement par le colonisateur. La contribution des
peuples colonisés au progrès des connaissances et du savoir faire de l'humanité devrait
à tout prix être, sinon nulle, tout au plus négligeable.
Aujourd'hui l'enseignement cherche à contribuer, à la
formation d'un homme nouveau, débarassé de tous complexes inhibants, conscient de sa
mission d'homme, et capable de l'assumer avec bonheur.
Cependant les moyens mis en oeuvre demeurent encore pour
une grande part non conformes à la réalisation des nouveaux objectifs visés.
Les effets néfastes de l'utilisation des nouveaux
outils linguistiques et culturels étrangers dans l'alphabétisation des enfants et dans
l'instruction des jeunes ne semblent pas être tout à fait cernés ce qui diminue
d'autant les efforts déployés en vue de les combattre efficacement.
Comme par le passé l'école demeure encore un lieu
d'inhibition des facultés inventives et créatives. La plupart des élèves et étudiants
continuent de voir comme couronnement de leur carrière professionnelle un poste de
salarié fortement rémunéré. Il en résulte que la création d'entreprises
industrielles, commerciales et de services demeurent essentiellement le fait d'étrangers
ou nationaux analphabètes ou peu instruits.
Le phénomène des maitrisards entrepreneurs est plus le
fruit de pression du marasme économique que d'une évolution dans le contenu et les
méthodes de l'enseignement ayant abouti à l'amélioration de l'esprit d'initiative et du
gout du risque des diplomés.
La plupart des nationaux à qui l'école a donné un
niveau d'instruction ne se risquent que très rarement dans la création d'entreprises.
L'école et l'université n'ont pas encore extirpé
l'inhibition de la créativité et l'atrophie du gout du risque dissoutes dans leurs
programmes et leurs méthodes d'enseignement.
VI. L'Exemple
Constitue un exemple, au sens ou nous l'entendons, toute
influence positive ou négative, consciente ou inconsciente, que l'individu subit dans sa
vie sociale en vivant directement ou indirectement une relation humaine.
L'exemple est un facteur déterminant de la mentalité
et du comportement de l'homme en général et du jeune en particulier.
Les jeunes se projettent dans tous les événements de
la vie qui s'offrent à leur expérience. Une partie de leur personne projetée dans ces
événements y subit une influence plus ou moins grande, dont la nature dépend des rôles
spécifiques que jouent les différents acteurs de l'événement auxquels ces jeunes sont
amenés souvent de façon inconsciente à s'identifier.
Ainsi, lorsque par exemple un jeune sénégalais assiste
à un événement quelconque (projection d'un film, transmission d'une information,
etc
) de part la conscience de sa nationalité, il se projette de manière
inconsciente dans tout fait, tous actes, toutes paroles dans lesquels son pays, le
Sénégal ou un sénégalais se trouverait directement ou indirectement impliqué.
Le domaine, ainsi que la nature et la qualité de cette
implication participent, à travers ce processus d'identification, à la modification
inconsciente de ses attitudes et comportements ultérieurs.
Il s'opère entre les jeunes et les éléments auxquels
ils s'identifient une sorte de transfert invisible tendant à préparer les premiers à
reproduire les mêmes résultats au cas où ils seraient à l'avenir impliqués dans des
événements semblables.
C'est ce processus d'identification qui explique le fait
que dans un match de foot-ball, par exemple, le résultat enregistré tend à galvaniser
l'équipe victorieuse, et le prépare normalement mieux à des matchs à venir pendant que
ce même résultat tend à constituer une source de découragement et un handicap
psychologique tant au niveau des joueurs de l'équipe vaincue qu'à celui de ses
supporters.
Pour ce qui concerne le problème de la créativité, on
peut dire que la vie elle-même est une perpétuelle lutte, entre l'homme et la nature, et
en même temps, une compétition plus ou moins ouverte entre les différents pays et les
différents peuples quant au nombre de victoires que chacun aura enregistré dans cette
lutte.
Un rôle marginal des adultes dans l'amélioration du
savoir et du savoir faire de l'humanité prépare inconsciemment les jeunes à
l'acceptation de ce même rôle marginal dans l'avenir.
Il en résulte donc que la manière la plus efficace
pour les adultes d'oeuvrer pour le développement de la créativité des jeunes consiste
à donner à l'activité inventive et créatrice une place de plus en plus importante dans
leur propre vie. Il s'agit de donner à l'inventivité et à la créativité les places
qui leur reviennent parmi les critères d'appréciation de la valeur intrinsèque des
hommes, et du niveau de respect et de considération dont ils devraient jouir dans la
société. En effet, le caractère distinctif de l'évolution humaine par rapport à celle
des autres espèces vivantes n'a-t-il pas été déterminé par ces facultés spécifiques
de l'homme à savoir sa créativité et son inventivité?
Cette réhabilitation est une étape prioritaire et
incontournable dans la recherche de l'épanouissement de l'esprit inventif et créatif au
niveau de toutes les composantes de la population, et notamment parmi les jeunes.
Vouloir le progrès d'un pays en dehors de l'esprit
créatif et inventif de son peuple, et surtout de sa jeunesse c'est comme vouloir
récolter des mangues sans manguiers, ou faire des omelettes sans ouefs.
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